Dernières Nouvelles | News 24

La promenade hallucinatoire à travers Paris qui a inspiré Deleuze et Guattari

En milieu de matinée, le lundi de Pâques 1960, le compositeur français Jacques Besse, trente-neuf ans, nouvellement sans abri et pour la plupart sans le sou, s’engage dans la circulation lente au carrefour très fréquenté connu sous le nom de Carrefour de l’Odéon, niché dans le sixième arrondissement de Paris. Loin de vouloir se suicider, Besse, selon ses propres dires, ne fait que réagir à la « musicalité naissante » de tous les moteurs alliés aux pas des piétons : « Tout attend quelque chose pour l’organiser en musique qui puisse faire les plus grands concerts de notre pays. la tradition n’est rien en comparaison », estime-t-il. C’est à lui qu’incombe cette tâche de faire ressortir ces « qualités déjà symphoniques lancées par leurs corps et leurs mécanismes ». Et, bien sûr, son intervention produit « un allegro dansant et bachique » et un « envol de clarinettes surréalistes ponctué de grands coups de freins de voiture qui accélèrent ».

Transporté, tant au sens figuré que littéral, Besse se faufile dans le trafic venant en sens inverse. Le monde devient une danse harmonieuse ; même « les bourgeois ». . . avancez de manière plus rythmée dans le confort des freins grinçants de plus en plus réglés. Lorsqu’il arrive de l’autre côté de la rue, il constate que les voitures qui s’étaient arrêtées pour le laisser traverser « s’en vont joyeusement pour le plus grand plaisir des visages durs et fermés » et forment « un chœur accompagné d’une reprise développée à partir de un contrepoint dionysiaque. Plus tard, il voit une religieuse s’approcher de lui et lève les bras en signe de bénédiction : « L’Église est dedans ! » Besse est au quatrième jour d’un épisode psychotique qui finit par le réincarcérer à la clinique psychiatrique révolutionnaire de La Borde, dans la vallée de la Loire, à plus de cent kilomètres de son Paris bien-aimé.

La Borde se voulait quelque chose entre un hôpital et une communauté intentionnelle, presque comme un ordre monastique. Elle avait été fondée en 1953 par l’ancien résistant et psychanalyste Jean Oury, qui avait été témoin de la manière dont la complicité de l’établissement psychiatrique français avec l’occupation nazie conduisait à l’euthanasie lente des détenus de l’asile, par famine et négligence. Bien avant que Foucault n’écrive «La naissance de la clinique», Oury avait déjà vu comment les hôpitaux psychiatriques pouvaient constituer une autre forme de camp de concentration. Le modèle de psychothérapie de résistance qu’Oury a développé à La Borde mélangeait des thérapies professionnelles et créatives avec une politique coopérative anarchiste : même si les détenus ne dirigeaient pas vraiment l’asile, ils participaient à ses décisions. C’est dans cet environnement, sous la garde du psychanalyste Félix Guattari, que Besse fut encouragé à rédiger le récit de son dériverpublié en France sous le titre « La Grande Pâques », dans l’année post-révolutionnaire de 1969. Les notes et les expériences de Besse figureront plus tard comme source dans la polémique influente de Guattari et Gilles Deleuze contre la psychanalyse freudienne organisée, «Anti-Œdipe.» « Un schizophrène en promenade est un meilleur modèle qu’un névrosé allongé sur le canapé de l’analyste », écrivent-ils, suggérant qu’un monde meilleur pourrait être possible si nous apprenions tous à penser et à agir de manière plus schizophrène.

Maintenant que le travail de Besse a été traduit en anglais pour la première fois et publié sous forme de livre, par MIT Press, sous le titre «La Grande Pâques : Ambulation», son jeu dans la circulation acquiert, avec distance et sécurité, un charme gaulois suranné, comme un dessin animé de Sempé qui prend vie, ou une scène d’un film de Jacques Tati. Dans son introduction, le traducteur Keith Harris, maître de conférences en design et planification urbaine à l’Université de Washington, marche sur la corde raide entre les aspects les plus sentimentaux et les plus inquiétants de l’un des rares documents largement accessibles sur la façon dont l’esprit d’un schizophrène interagit avec un environnement urbain très fréquenté. Le récit de Besse est « tout sauf un guide touristique, même si j’ai tendance à le lire comme tel », écrit Harris, tout en attribuant également à sa découverte de Besse le soulagement de l’ennui de la rédaction de sa thèse et lui donnant « une raison de consacrer plus de temps sur le sujet ». rues de Paris. »

Besse lui-même passait plus de temps dans les rues de Paris car, à mesure que sa schizophrénie s’intensifiait, il avait perdu son emploi, sa chambre de garçon et la plupart de ses amis. « La Grande Pâques » commence le Vendredi Saint, lorsque Besse parvient à faire exploser un prêt à court terme de son frère en en donnant une grande partie à un étranger avec « un certain sens de la poésie mythique à son sujet » – et puis encore plus de de l’argent à deux prostituées qui lui refusent ensuite leurs services. («Ils m’ont joué un sale tour, mais nous avons les mêmes problèmes», écrit-il.) Le reste va à la bière.

Besse peut être terre-à-terre, paranoïaque, grandiose, lyrique interdimensionnellement, drôle et apparemment ironique, parfois dans l’espace d’une seule rencontre. A un moment donné, en se promenant dans le Parc des Buttes-Chaumont, il se dit célèbre et tout le monde le reconnaît. Il se demande comment gérer cette célébrité : doit-il se montrer modeste, comme il se doit, en souriant d’avoir été remarqué malgré son « pardessus sale avec sa ceinture froissée ? Mais au moment de la reconnaissance se superpose le sentiment que l’homme au pardessus n’est qu’un parmi plusieurs simulacres de lui-même. Il projette ce sentiment sur deux adolescents qui semblent parler de lui. « Regardez, un Jacques Besse. Il est fou!” En sortant du parc, il comprend alors que « fou » est une étiquette puissante, alors, lorsqu’un patron de bistrot refuse de lui offrir un verre d’eau, Besse se venge en cancanant sur le patron d’un autre endroit qui lui servira : « Paris est rempli de méchants fous qui ne sont pas mentionnés dans les journaux. Je me suis contenté d’en souligner un, c’est un service rendu au peuple.»