Dans son dernier ouvrage, Olivier Mongin, ancien directeur de la revue Espritpropose une réflexion sur le « labyrinthe du politique », c’est-à-dire sur un pouvoir qui croise l’axe vertical de la domination étatique et l’axe horizontal de la volonté de vivre ensemble («vouloir-vivre-ensemble»).
Le projet ambitieux de Démocraties d’en haut, démocraties d’en bas (Démocratie d’en haut, démocratie d’en bas) est de présenter une « équation de base » de la pensée politique (p. 216). On reconnaît ici certaines des préoccupations récurrentes de Mongin : la question de la violence politique, à laquelle il faut résister et réguler malgré son irréductibilité (Mongin, 1997) ; une méthode d’argumentation philosophique consistant en un rapprochement entre Paul Ricœur et des philosophes avec lesquels le grand penseur français a ou non dialogué ; et une approche qui privilégie l’analyse du présent et les « oscillations » entre une lecture textuelle rapprochée et des interprétations plus libres » (Mongin, 1998).
C’est chez son auteur fétiche, le philosophe Paul Ricœur, que Mongin trouve les outils intellectuels adéquats pour réfléchir sur les contradictions du politique.
Si le précédent aperçu de l’œuvre de Ricœur (1998) fait par Mongin a laissé sa marque dans le paysage de la critique ricœurienne, le lecteur est averti que ce nouvel essai n’est pas une exégèse du philosophe. Mongin propose plutôt une « refiguration » (p. 26) de la pensée de Ricœur, c’est-à-dire une analyse de la politique dans une perspective ricœurienne.
L’objectif de l’ouvrage est de démontrer que la pensée politique ne cherche pas à conceptualiser un objet, mais à interroger la relation, silencieusement présente dans l’œuvre de Ricœur, entre l’axe vertical de la domination et l’axe horizontal de la volonté de vivre ensemble. . En suivant le style d’argumentation en spirale de Ricœur, Mongin souligne la pertinence de la tension au cœur de la politique pour éclairer et comprendre notre époque actuelle. Selon lui, la crise politique actuelle découle de la dissociation et du conflit entre le vivre ensemble en bas et la domination étatique en haut.
Revisiter les paradoxes de la politique
Mongin observe que la conception ricœurienne de la politique s’inspire de la théorie des sphères de justice de Michael Walzer et des économies de valeur de Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Selon ces auteurs, la politique est liée à une représentation pluraliste de la société, dans laquelle chaque sphère correspond à un bien commun et les conflits entre sphères sont résolus par des pratiques individuelles d’argumentation et de justification.
Pour Ricœur, la sphère politique est souveraine sur les sphères juridique et économique. La relation politique ne peut être définie comme un contrat juridique, puisqu’on ne peut ni négocier ni choisir son appartenance nationale. De plus, la politique soulève des questions sociales et morales sur la volonté de vivre ensemble qui dépassent les simples préoccupations économiques.
Comme le souligne Mongin, Ricœur préfère les paradoxes aux oppositions dichotomiques et systématiques.
En effet, le philosophe a mis en lumière trois « paradoxes de la politique ». Au-delà de leurs différences, les trois paradoxes s’articulent selon Mongin autour de la problématique suivante : comment assurer la coexistence de la dimension verticale de la domination étatique et de la dimension horizontale de la citoyenneté. Ce problème est aussi la thèse fondamentale du livre.
Le premier paradoxe, évoqué dans l’article de Ricœur de 1957 sur l’invasion russe de Budapest, concerne la domination de l’État ainsi que l’excès et l’irrationalité d’une violence qui ne peut être résolue par le « pouvoir d’en haut ».
Le deuxième paradoxe politique concerne la rationalité de l’État. On peut l’énoncer ainsi : Alors que l’État, comme le note à juste titre Weber, est fondé sur une violence archaïque originelle et détient le monopole de la violence légitime, un certain nombre de garde-fous existent pour réguler le recours à la violence par l’État – à savoir la société civile. , les institutions et la constitution.
Le troisième paradoxe, formulé plus tard, est celui de « l’englobant englobé » (Ricœur, 1995). Il fait référence à la complexification des sphères d’appartenance des citoyens. Si la sphère politique englobe les autres sphères, elle est également englobée, voire éclipsée, par l’action concurrente de la sphère économique, sous la pression des idéologies néolibérales qui appellent à limiter l’action publique et prétendent gouverner à la fois l’économie et la société.
Selon Ricœur, les paradoxes de la politique sont liés au « paradoxe de l’autorité » (Ricœur, 2001, pp. 101-123) : le pouvoir d’en haut ne peut se passer d’une légitimation ou d’une reconnaissance par le pouvoir d’en bas. Ainsi, selon Mongin, le paradoxe de l’autorité n’annule ni la verticalité ni l’horizontalité. Elle relie plutôt la question du pouvoir à celle des multiples reconnaissances qui ont pour effet d’élargir le champ politique.
Dans la lignée de Ricœur, Mongin souligne que la démocratie n’implique ni un monde sans autorité ni une politique d’horizontalité directe. La démocratie ne peut pas s’instituer radicalement ni se passer de relations hiérarchiques. En même temps, la verticalité de la domination étatique doit toujours être liée à l’horizontalité de la volonté de vivre ensemble et à une communauté historique qui légitime l’autorité verticale du pouvoir politique.
Un dialogue entre Ricœur et Arendt
Pour mieux souligner l’originalité d’une conception ricœurienne du politique – question souvent négligée au profit de l’herméneutique ricœurienne – Mongin établit une comparaison entre Ricœur et Arendt. Il met en évidence les similitudes entre les deux penseurs, qui considéraient tous deux la politique comme une structure orthogonale fondée sur un compromis entre la relation hiérarchique et la relation consensuelle. Par ailleurs, Ricœur comme Arendt semblent se préoccuper de la question suivante (p. 269) : « Comment faire en sorte que le cadre de coopération, qui correspond à l’axe horizontal, résiste au cadre de domination, qui correspond à l’axe horizontal ? axe vertical ?
Pourtant, comme le remarque également Mongin, les deux penseurs différaient dans leur conception de l’articulation et de la relation entre ces deux axes. Arendt pensait que la résistance à la domination réside dans la force de l’événement fondateur – un moment unique et extraordinaire au cours duquel l’espace politique s’ouvre à la participation populaire et reconstruit la légitimité politique. Ricœur, quant à lui, considère qu’il existe une aporie de la révolution. La représentation, a-t-il soutenu, doit être instituée pour permettre la fondation et la perpétuation de la volonté de vivre ensemble d’une communauté historique. Autrement dit, contrairement à Arendt, Ricœur soutient que l’axe horizontal ne peut se passer d’un pouvoir politique régulateur.
Mongin soutient que la vision de Ricœur était profondément imprégnée de sa conception de l’imaginaire social. Selon cette conception, l’imagination peut instituer la société à travers l’utopie et l’idéologie, à condition que chacun de ces deux éléments corrige les excès de l’autre et ramène à la réalité – l’utopie servant à critiquer la radicalité imaginaire de l’idéologie et l’idéologie apportant l’irréalité de l’utopie. retour à la réalité (Ricœur, 1984, pp. 53-64).
Le « Clair-obscur» du Vivre Ensemble
Tout au long du livre, Mongin insiste sur le fossé grandissant entre le haut et le bas du système politique. Les régimes démocratiques sont désormais les otages de deux formes de violence unilatérale qu’il convient d’éradiquer : la violence du pouvoir en tant que domination et violence du pouvoir en tant que vivre ensemble. L’auteur analyse le lien rompu entre les deux axes à travers le prisme d’événements contemporains symptomatiques de la crise de la démocratie représentative (réécriture des constitutions, rejet des institutions, abstention électorale, etc.) ou de la montée de la violence politique (guerres, attentats). sur les représentants publics, etc.). Il constate que l’État est devenu la cible de nombreuses dénonciations, que ce soit de la part des critiques de la domination ou de la part des mouvements de la société civile : «dégagiste » mouvements, [1] démocraties illibéralesdémocraties populistes, etc. Certains moments de crise politique semblent indiquer une forte résurgence de la violence. Mongin évoque l’invasion de l’Ukraine, la guerre civile en Syrie et l’afflux de réfugiés en Europe, qui témoignent tous de la mondialisation de la violence et du recours à la force illégitime. Mais il rappelle également que les moments d’expression civique restent vifs et que des mouvements d’espoir et de résistance contre l’autoritarisme continuent d’émerger, comme en témoignent l’épisode du Printemps arabe ou la publication de Charte 77.
C’est néanmoins à travers des expériences tragiques que le «clair-obscur» du vivre ensemble devient apparente, dans toute son urgence et sa fragilité. Dans la conception ricœurienne de l’identité, l’altérité à soi est constitutive de l’identité intime. À la suite de Ricœur, Mongin cherche à démontrer que le souvenir de notre condition d’étranger peut nous faire prendre conscience de notre humanité commune fondée sur l’expérience du partage et de l’hospitalité. Ricœur, affirme-t-il, pourrait bien apporter un remède aux maux de notre époque, notamment à l’intolérance envers les étrangers.
L’ouvrage est remarquable par ses nombreuses références à l’actualité politique et par son engagement auprès d’une pléthore d’auteurs, qu’ils soient ricœuriens (Jean Greisch, Pierre-Olivier Monteil, etc.) ou critiques philosophiques du totalitarisme (Claude Lefort, Pierre Hassner, etc. ). Si cette abondance rend parfois difficile de distinguer clairement les arguments de Ricœur de ceux de Mongin, elle contribue indéniablement à l’extraordinaire richesse du discours.
La grande originalité de cet essai réside dans la lecture non manichéenne de la politique et l’exploration des voies du juste milieu, exploration très chère à Ricœur. Cette approche unique distingue l’auteur à la fois de ceux qui défendent la démocratie participative et de ceux qui, face à la prétendue dislocation des valeurs nationales, défendent l’autorité d’un État Léviathan. Mongin réussit à proposer une philosophie ricœurienne de la politique qui ne aboutit ni à une parfaite harmonie ni à une discorde absolue. Son œuvre dense évite la pensée systémique et propose des outils pour réfléchir à la question politique sans sombrer dans le relativisme ou le catastrophisme.
Une ambiguïté traverse néanmoins le texte : l’analyse de Mongin porte-t-elle sur la politique, sur l’État ou sur la démocratie ? Par ailleurs, un certain nombre de questions restent sans réponse : qu’entend exactement Mongin par « pouvoir d’en bas » ? Fait-il référence à la volonté de vivre ensemble d’une « communauté historique » (p. 204), au « désir de citoyenneté » (p. 103) du peuple souverain, ou aux mouvements de la société civile ? Si la tension est effectivement le ressort principal de la démocratie, il y a peu d’espoir que le pouvoir parvienne un jour à un équilibre parfait qui puisse satisfaire les aspirations des peuples du haut comme du bas. La reconnaissance n’est-elle pas une lutte continuelle de légitimation de la part des membres de l’axe supérieur et de ceux de l’axe inférieur, tous deux cherchant nécessairement à réduire la distance orthogonale en aplatissant un axe sur l’autre ? Comment pouvons-nous éviter recul démocratique et garantir que la légitimation de l’État par le « pouvoir d’en bas » ne soit pas corrompue ou fabriquée par le « pouvoir d’en haut » ? À la fin du livre, le lecteur reste avec un goût doux-amer de fragilité démocratique.
Olivier Mongin, Démocraties d’en haut, démocraties d’en bas, Dans le labyrinthe du politique, préface de Frédéric Worms, Seuil, 2023, 480 p., 25 €.